Avec En Arden, Mathilde Hug publie son premier roman. Néanmoins, le monde de l'écrit ne lui est pas complètement étranger puisqu'elle est également dramaturge et travaille actuellement sur sa thèse. Dans cet entretien mené par courriel au milieu du second confinement, la primo-romancière nous parle de théâtre, de son héroïne Julie, de forêt et d'écriture.
Peux-tu nous expliquer en quoi ton travail de dramaturge consiste ? Peux-tu nous dire quelques mots sur tes travaux de recherche en littérature ?
Le métier de dramaturge est assez méconnu en France, et pourtant très répandu dans le milieu du théâtre. Le dramaturge est l’interlocuteur direct du metteur en scène. C’est une personne qui a généralement une formation littéraire. En amont de la création du spectacle, le dramaturge fait des recherches sur le sujet abordé par la pièce ou sur son époque, travaille sur le texte avec le metteur en scène (quelle traduction ? quel montage du texte ? quelles coupes ?), et participe éventuellement à son écriture. Plus tard, durant les répétitions, il apporte un regard critique, et permet de travailler la cohérence de l’histoire racontée, le rythme du spectacle, le respect du propos initial et du sens du texte… C’est un travail extrêmement riche, qui accompagne toute la création du spectacle, souvent sur plusieurs années, de sa conception sur le papier à sa première représentation.
Mais contrairement à ce qu’on pourrait penser, mes travaux de recherche ne portent pas sur le théâtre. Je suis doctorante en littérature comparée, j’espère pour la dernière année. Dans ma thèse, je travaille sur des romans d’aventures de la seconde moitié du XIXe siècle. J’y analyse l’usage de l’île (île déserte, île au trésor, île de savant fou). L’île est un modèle de pouvoir centralisé, cerné par un monde chaotique (l’océan) : ainsi conçue, on peut la lire comme une métaphore de la pensée occidentale à l’époque coloniale. Je travaille donc sur les implications du modèle de l’île en tant que support de réflexion sur l’autorité. Par extension, l’île me permet également de réfléchir à la relation d’autorité qu’entretient un auteur avec son livre et son lecteur, et aux possibilités qu’offre cette relation.
Dans En Arden, le temps du roman est le temps de la création d'une pièce de Shakespeare par une compagnie. Durant cet intervalle, on suit Julie, la narratrice. Peux-tu nous la présenter, et nous dire pourquoi tu as choisi la première personne pour raconter cette histoire ?
Julie est dramaturge, elle habite dans le XVIIIe arrondissement de Paris et vit avec un homme qu’elle n’aime plus. C’est un personnage observateur, qui se tait beaucoup.
Je crois qu’au fil du temps, Julie m’a échappé. À l’origine, je l’avais imaginée comme un personnage extrêmement radical : elle devait être solitaire, très forte, ne pas se laisser faire. Avec le temps, sa dureté et sa virulence se sont peu à peu transférées sur le personnage de Sophia. Julie est devenue un personnage qui observe ce qui l’entoure, parfois avec naïveté. J’aime, dans certains romans, comme le narrateur peut prendre une position d’idiot, qui découvre la réalité en tombant des nues. Il y a un souvenir de cela dans certains aspects de Julie.
Le choix de la première personne s’est imposé, parce que Julie me ressemble, mais pas seulement. La première personne a un côté sans filtre qui me plaît. On ne peut pas prendre de recul. Tout est vécu de près, tout est brûlant.
Si le lien avec le monde du théâtre est évident, il se décline dans tout le roman : bien sûr, les répétitions tellement réalistes, évidemment Shakespeare, mais aussi le recours aux dialogues pour toute interaction entre Julie et un autre personnage, et encore ta façon de découper l'action en scènes très visuelles. Je n'y connais pas grand-chose en théâtre, mais est-ce que tu vois d'autres influences ? N'y a-t-il pas encore plus de porosité entre ton roman et le monde du théâtre ?
Je ne sais pas si cela répond à la question, mais j’ai longtemps été bloquée par la forme narrative. J’ai écrit des fragments et des poèmes pendant des années. Je crois que les effets que tu décris viennent de là. Je n’ai aucun souci avec les romans qui utilisent le discours narrativisé, les descriptions minutieuses de personnages, le passé simple. Si c’est bien fait, j’aime lire des livres écrits de cette manière. Mais si je me mets à écrire comme ça, je trouve le texte faux et ridicule. Ce qui me ressemble, c’est l’usage du présent, l’immédiateté du dialogue, la suggestion. Souvent, l’effet que je veux produire repose sur l’association d’idées (par exemple, plutôt qu’écrire un verbe de parole avant un dialogue, je vais créer un focus sur le personnage, afin de faire comprendre que c’est lui qui parle). Comme tu le suggères, c’est sans doute dû à l’influence du théâtre.
En ce qui concerne les scènes de répétitions, j’avais envie que des lecteurs ou lectrices qui ne savent pas comment se déroule la création d’un spectacle puissent suivre comment ça se passe. Il y a quelques années, j’ai participé à la création d’un Songe d’une nuit d’été au CNSAD, qui reste un souvenir inoubliable pour tous ceux qui ont fait partie du projet. J’ai voulu que le livre reflète les moments forts que nous avons vécus en compagnie de Shakespeare.
Enfin, parmi les influences du texte, il ne faut pas négliger celle de la musique. Outre Bashung, Arvo Pärt et Nina Simone, qui sont cités dans le roman, les influences musicales d’En Arden sont multiples, et vont des Folias et des Shakespeare’s songs à Brian Eno ou Massive Attack. Je crois que je pourrais associer un air à chacun des chapitres du livre. Pour moi, l’écriture s’envisage en termes de rythme. Je fais très attention au décompte des syllabes, à l’harmonie des sons, aux effets des pauses. Chaque chapitre – ou chaque fragment – a un découpage marqué. Je soigne particulièrement les fins de chapitre, afin que chacun d’entre eux s’achève par une phrase forte et percutante.
Peux-tu nous parler un peu de Julie ? On la suit durant tout le livre mais c'est un personnage un peu insaisissable. À la lecture, on est familier avec ce qu'elle peut vivre, parce qu'on vit dans ce même monde étrange, et pourtant, elle nous échappe.
Bien avant que j’achève d’écrire le texte, un ami avait été décontenancé par Julie et m’avait écrit qu’elle était comme une chambre d'enregistrement ou une caisse de résonance. Il avait été frappé par l’opacité du personnage. Je me souviens que nous avons également discuté, toi et moi, des questions soulevées par cette première personne problématique, présente en pointillés.
Je me dis que l’opacité de Julie, malgré l’accès à ses sensations ou à ses pensées, a la même origine que ma répulsion pour les récits trop explicites ou le discours narrativisé. Je n’aime pas non plus tellement la sensiblerie. Comme pour les dialogues ou le montage du texte, je préfère fonctionner par touches, par suggestions.
Quant à ses choix, s’il ne faut pas trop « divulgâcher », je peux difficilement les expliquer. Pour répondre partiellement à la question, disons que ce n’est pas une intrigue classique. D’abord, Julie est, comme l’écrit Thomas qui cite Dante, au milieu du chemin de sa vie, et a perdu sa route. Quand on est paumé, on essaye tout. C’est ce qu’enseigne le prologue du livre, qui parle d’un personnage perdu dans une forêt.
Je crois aussi que le sujet du livre concerne moins les actions ou la vie de Julie que ce qu’il y a en dessous. Le cœur du livre, c’est la forêt d’Arden, c’est la rencontre du cerf médiéval. C’est Shakespeare. C’est l’instant lumineux qui sauve le reste. C’est ce que nous vivons de beau et de vivace, et qu’on ne peut réduire à la banalité de la vie quotidienne.
Le roman est foisonnant, et le nombre d'interlocuteurs de Julie permet d'aborder plusieurs thèmes : ils lui donnent la réplique. Violences policières, violences conjugales, sexisme, racisme, immigration etc. on saute d'un sujet de société à l'autre. Pourquoi ces choix en termes de contenu narratif ?
Il y a eu plusieurs étapes dans la conception du roman. Je crois que les thèmes de société se sont invités après les attentats de janvier et de novembre 2015, et leur instrumentalisation politique. J’ai ressenti un besoin urgent d’écrire sur l’époque. La période dans laquelle nous vivons se brutalise, et il me semble que cela date de là. On lit beaucoup que les violences policières auxquelles étaient soumises les banlieues populaires se sont étendues à l’ensemble de la population depuis le mouvement des Gilets jaunes. Je ne sais pas dans quelle mesure cette observation est exacte, mais j’ai pu constater que depuis les manifestations sur la loi Travail et le mouvement Nuit Debout, la prise de parole publique et la protestation sont de plus en plus entravées. Quand les manifestants sont gazés dès le départ d’un cortège pacifique, le ton est donné. Avec la loi « Sécurité globale » qui vient d’être votée à l’Assemblée, nous franchissons un nouveau palier dans le musellement de la population.
D’autre part, quand tu vis dans le XVIIIe, le XIXe ou la Plaine Saint-Denis, et que tu as des centaines de migrants qui dorment dans la rue en bas de chez toi, il est impossible d’oublier l’état global du monde.
Quant aux violences sexistes et conjugales, comment les ignorer quand elles constituent ton quotidien, et celui de tant de personnes ? Il me semble impossible d’écrire sans qu’il en soit question, c’est une toile de fond dont on ne peut faire abstraction.
Et puis, comment faire cohabiter tous ces thèmes ? Quels procédés techniques as-tu mis en place pour passer de l'un à l'autre sans qu'on se perde ?
La dramaturgie, c’est justement le travail de la structure. Le roman a un plan précis, et chaque personnage a sa trame. Globalement, En Arden a une architecture qui repose sur les correspondances, les rappels, les associations d’idées, qui constituent autant de manières de guider la lecture. Quelqu’un a employé le mot « tabulaire » pour en décrire l’écriture. J’aime assez cette définition.
Quelle a été ta méthodologie pour documenter tous ces sujets ?
J’ai appris de ma formation universitaire à ne jamais rien affirmer sans preuves. Tous les sujets de société abordés dans En Arden sont donc sourcés.
Par exemple, pour la question des violences policières, je me suis servie de nombreuses archives, articles et films documentaires sur les événements de 2005 et de 2007, mais également sur des histoires plus récentes (la mort d’Adama Traoré a eu lieu au moment-même où je rédigeais les pages qui concernent les violences policières dans le roman). J’ai aussi lu beaucoup de travaux généraux sur les violences policières, notamment le rapport très complet de l’ACAT. Je ne sais pas si j’ai élaboré une méthodologie précise, mais j’ai fait de mon mieux pour rendre mon histoire vraisemblable.
J’ai parfois suivi des chemins inattendus. À un moment donné, Julie assiste à l’évacuation d’un camp de migrants dans le XVIIIe arrondissement. La scène est authentique, et les dialogues aussi. J’étais derrière tous ces gens, à prendre des notes.
Est-ce que pour toi la littérature peut mimer la vie ? Est-ce que c'est ce que tu as cherché à faire dans En Arden ?
Je ne sais pas comment, ou si, la littérature mime la vie.
Si « la vie », c’est gérer tout ce qui nous bombarde tous les jours (la gêne, le chaud, la pub, la honte, l’odeur du métro, la liste de courses, le travail, l’insomnie, le bruit du voisin du dessus), alors j’ai un peu essayé de mimer ça à travers les effets de montage et de superposition.
Si « la vie », c’est, comme le dit Julie, ce qui est ardent et qui brûle au milieu de nous malgré le gris et l’angoisse, alors j’ai essayé un peu aussi.
Si « la vie » dans un roman suppose de donner dans le réalisme et la vraisemblance, j’ai essayé comme je pouvais, mais j’ai une veine lyrique qui me gratte en permanence.
L'annonce du reconfinement a un peu rebattu les cartes, notamment en ce qui concerne la sortie de ton livre. Comment vis-tu cette seconde « pause » imposée ?
Là où je travaille, nous ne sommes pas tellement confinés ni « en pause ». Je vis davantage ce « reconfinement » comme une spirale infernale, durant laquelle nous sommes autorisés seulement à travailler, sans avoir droit à aucun loisir ni vie sociale. J’ai cependant beaucoup de projets (des textes, ma soutenance de thèse, une mise en scène d’En attendant les Barbares de JM Coetzee à la Comédie-Française prévue au printemps et qui, je l’espère, pourra avoir lieu). Comme tout le monde, j’ai hâte de pouvoir revivre normalement.
Enfin, est-ce que tu peux nous conseiller : un livre à lire, une expo à voir (quand tout rouvrira ?), une série à regarder ou un film à ne pas manquer ? Quelle est la dernière œuvre qui t'ait touchée ?
Un film indispensable : L’Époque, de Mathieu Bareyre, sur les nuits de Paris en 2015, 2016 et 2017, des attentats de janvier aux élections présidentielles. C’est exactement la période d’écriture d’En Arden.
Parmi les derniers livres qui m’ont touchée : le roman remarquable de Joseph Ponthus, À la ligne, qui raconte le travail à l’usine à travers de courts fragments en vers libres. J’ai également été bouleversée par le recueil de témoignages sur le procès de France Telecom (La Raison des plus forts, ouvrage coordonné par Eric Beynel).
Propos recueillis par courriel en novembre 2020.
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