En automne 2019 paraissait Les tombes, le premier roman de Madeleine Roy. L'occasion pour l'autrice, qui est également photographe et musicienne, de revenir sur les personnages de son roman, d'interroger son écriture et son rapport à l'inspiration, mais aussi de nous dire quelques mots de ses projets à venir.
Les Tombes est le premier roman que tu as publié. Aujourd'hui, six mois après sa sortie, quel regard portes-tu sur cet objet, cette écriture, tes héroïnes et autres personnages ?
Les tombes est un objet pour lequel j’aurais toujours, je pense, beaucoup d’affection : c’est un premier roman, une première expérience, j’ai appris énormément en l’écrivant & également en suivant son processus de publication. Quand j’ai commencé à l’écrire, je n’imaginais pas du tout ce que pouvait demander un travail de roman, un travail de narration sur un format si long, je n’avais pas réalisé l’engagement que ça demanderait. Être arrivé au bout de ce projet, c’est une victoire à part entière. C’est marrant, j’ai justement feuilleté Les tombes il y a peu et j’ai été frappée par l’écriture elle-même : j’y ai retrouvé ce qui m’apaise, alors que je pensais l’avoir trop restructuré, trop réécrit pour y reconnaître encore quelque chose qui m’appartienne. Quant aux héroïnes, Marilyn et à Lilas, je m’en suis davantage distanciée : elles appartiennent pour moi à quelque chose de passé, de révolu. C’est plus nuancé avec le Groupe dans la Pièce Immobile, mais sûrement parce qu’un projet d’adaptation au théâtre est en cours.
Tu as écrit Les tombes, entre autres, pour « te débarrasser » de ces histoires qui te hantaient : y es-tu finalement parvenue ? Penses-tu que tu entretiendras le même rapport aux histoires à venir ? Ou envisages-tu un rapport plus serein aux textes à venir ?
Je ne sais pas si on peut parler de sérénité (même si, dans la forme finale du texte, je recherche l’apaisement) : mon écriture est le plus souvent lié aux tiraillements, à ce qui gêne et ce qu’on ne veut pas dire. Quand j’écris, j’efface souvent la première idée (trop convenue, trop tiède) et je réfléchis à ce dont je n’ai pas envie de parler. C’est souvent là qu’il y a quelque chose d’intéressant à gratter. Sur la quatrième de couverture de City (Alessandro Baricco), on peut lire : « Quant à la boxe, là c’est un monde dingue, superbe. Si en plus tu es quelqu’un qui écrit, tôt ou tard tu y viens. » Ça me parle, car je vois beaucoup le travail d’écriture comme un combat et c’est ce que aussi ce que j’aime : trouver le bon angle pour raconter une histoire, mettre le doigt sur ce qui anime un personnage, ce ne sont pas des choses qui se font dans la paix. Ça demande de s’y prendre plusieurs fois, de remettre en question ce qu’on a déjà écrit, ce qu’on pensait jusque-là ; c’est un travail de longue haleine. J’ai l’impression que c’est justement dans les moments où l’on est trop serein qu’on se fourvoie : quand on n’est pas attentif, on glisse plus facilement vers la facilité, l’attendu, le lieu commun. Pour autant, je ne pense pas entretenir le même rapport aux histoires à venir qu’aux Tombes : quand je les ai écrites, j’avais effectivement besoin de me débarrasser des personnages qui m’encombraient la tête : l’histoire, son propos, les messages qui en découlent sont avant tout les conséquences des personnages et de leurs caractères. Travailler de la sorte (une histoire qui sert ses personnages, non pas l’inverse) a été assez contraignant et je ne pense pas réitérer tout de suite cette expérience.
As-tu des envies de nouveaux textes, personnages, histoires ? Est-il trop tôt pour nous dire quelques mots de cette nouvelle dynamique ?
À l’avenir, je préférerais dans un premier temps dégager les grands traits d’une histoire, saisir son essence (même furtive), sentir sa tonalité générale et créer à partir de là des personnages aptes à servir son propos. Un rapport opposé à celui de Les tombes, si on veut, mais que je n’aurais pas pu envisager si je n’avais pas fait ce premier travail. Quant aux textes, aux personnages et aux histoires, il y a tant de pistes que j’aimerais suivre ! Déjà, avec Les tombes, j’ai l’impression de m’être éloignée d’une certaine honnêteté ou tout du moins d’un certain intime : pour ce premier roman, j’ai eu peur d’en dire trop de moi et j’ai fini par raconter des histoires desquelles je pouvais facilement me distancer. C’était sûrement le meilleur compromis alors, mais ça m’a éloignée de la vérité que je cherchais jusque-là à atteindre avec mon écriture. Autrement dit : en voulant me protéger dans Les tombes, j’ai perdu l’accès à ma vulnérabilité dans le reste de mon travail d’écriture et c’est quelque chose qui m’ennuie énormément : parler de vulnérabilité, montrer combien il est important de renouer avec cette facette de son être, comment ça peut être politique quand on vit dans une société cis-hétéro-patriarcale comme la nôtre, c’est important et je ne peux plus le faire pour le moment. La majeure partie de mon travail actuel consiste donc à renouer avec ma propre vulnérabilité. Sur un versant plus léger, pour ce qui est des histoires à proprement parler, il y en a deux au moins que j’ai envie de mettre en mots et je pense commencer par celle qui, dans sa couleur, prend le contre-pied de Les tombes.
Tu évolues dans des milieux alternatifs et artistiques : de quelle manière cela a-t-il nourri ton travail ? De quelle manière cela nourrit-il ton travail à venir ?
Question difficile. En premier lieu, vivre au sein d’une communauté d’artistes me permet d’être comprise dans les doutes liés au processus créatif, mais aussi de découvrir énormément, énormément de choses qui me seraient passées sous le nez autrement. C’est donc à la fois un socle à partir duquel bâtir et un horizon qui me laisse rêver et, pour être tout à fait honnête, jamais je n’avais envisagé pouvoir travailler dans des conditions aussi privilégiées. Ensuite, les milieux queer et militants dont je fais partie me permettent (au-delà des petites bières entre potes et des soirées fabuleuses) de réfléchir à la façon dont j’ai été éduquée, de repérer mes propres biais de pensée qui craignent, de voir où sont mes privilèges et où j’ai au contraire été lésée. Mon travail s’en trouve empreint, comme le reste de mes actions et de mes positionnements.
L'écriture est une activité solitaire qu'on présente souvent de façon assez romantique ; ce geste d'écriture, tient-il pour toi en effet de l'inspiration des muses ou de la besogne ? En bref : dis-nous comment tu écris, quand tu es en écriture.
Je me retrouve un peu dans les deux pôles que tu décris, et aussi dans les nuances qu’il existe entre ces deux extrêmes. Parfois, quand les dieux sont particulièrement généreux, j’ai des fulgurances qui me permettent d’accoucher de textes plutôt pas mal, sur lesquels je peux ensuite m’appuyer pour faire avancer l’histoire (dans le cas spécifique de la fiction) ou l’introspection (dans le reste de mon travail). D’autres fois, quand les conditions sont réunies, je peux écrire de longs paragraphes où le rythme, les mots qui me viennent servent directement le propos que je veux énoncer. Auparavant, c’était un état que j’attendais passivement mais j’apprends doucement à le déclencher (par une combinaison de lumière, de musique et d’isolement). A titre comparatif, c’est un état similaire au flow dans lequel on peut être devant un jeu vidéo : à la fois concentré et ailleurs, immergé dans l’univers déployé devant nous et avec la compréhension exacte, mais quasi-inconsciente, de ce qu’il faut faire (de comment le faire) et de ce qui va arriver ensuite. Il y a quelques jours, je réfléchissais justement à ce qui créait un texte, plus exactement au moment à partir duquel quelque chose que l’on avait en tête devenait quelque chose qui s’écrivait (dans la tête) et que l’on voulait écrire (sur le papier). J’en suis arrivée à la conclusion qu’il s’agissait avant tout d’une question de rythme : si à une première idée s’articule une deuxième, il existe alors une distance à parcourir entre les deux éléments et une tension naturelle qui les lient (par exemple : est-ce qu’ils se contredisent, cherchent au contraire à se rapprocher l’un de l’autre, sont les deux faces d’une même pièce). Le rythme naît naturellement de ces deux informations : distance et tension et, une fois ressenti, l’écriture roule. Voilà pour le romantisme. Au-delà de ça, il y a forcément des jours qui sont plus faciles que d’autres, et aussi des jours où il est impossible d’écrire. J’ai lu il y a quelques temps un article qui cherchait à faire la différence entre l’écriture amatrice et professionnelle : deviendrait personnelle la personne qui s’astreint à écrire tous les jours, que l’inspiration soit présente ou non. Je ne sais pas quoi en penser, premièrement parce que l’inspiration me paraît une terme parapluie derrière lequel tout le monde se cache pour parler de concepts différents, deuxièmement parce que je m’inscris en faux contre la notion de productivité, profondément capitaliste. Pour autant, ne pas se réduire à l’inspiration (au sens de l’insoutenable envie d’écrire) me semble intéressant car ça crée un autre rapport à l’écriture : plus laborieux, moins gratifiant mais duquel on pourra toujours tirer, si ce n’est une idée inédite ou un nouvel angle d’approche, au moins la satisfaction d’avoir avancé. Et il s’agit aussi de ça, dans un travail de narration : avancer.
Quel est le dernier livre qui t'a durablement marquée ? Pourquoi et, de quoi parle-t-il ?
Autant le confesser : après des années à lire énormément, j’éprouve de plus en plus de difficultés à me plonger dans un roman. Comme beaucoup de personnes de ma génération, j’ai énormément de problèmes de concentration, un rien me fait sortir de ma lecture, que ce soit un choix de mise en page ou l’écriture elle-même. C’est pourquoi je me tourne davantage vers des formats courts comme des articles (ceux de Laneia Jones pour Autostraddle, par exemple), de la poésie (Craves, le fanzine de Laura Lethe) et des romans graphiques (C’est comme ça que je disparais, Mirion Malle). Cela dit, même si le rapport au livre en tant qu’objet est plus complexe ces derniers temps, j’ai l’impression que notre rapport à la narration est toujours bien présent, il a simplement pris d’autres formes : spectacles (Nanette, de Hannah Gadsby), séries télévisées (Fleabag, par Phoebe Waller-Bridge), jeux vidéos (Gris, de Nomada Studio), on continue à nous raconter des histoires.
Propos recueillis par courriel en avril 2020.
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