Voilà déjà six mois qu'est paru Vulves, le premier livre à compte d'éditeur d'Alexia Tamécylia. Avec le recul qu'ils offrent et en ces temps particuliers que beaucoup passent dans une chambre à soi, on s'est dit que l'occasion était trop belle pour ne pas lui poser quelques questions sur cette aventure, ainsi que sur tous les projets qu'elle mène de front.
Vulves est le premier livre que tu as publié. Aujourd'hui, six mois après sa sortie, quel regard portes-tu sur l'objet et tout le travail qui a permis de lui donner vie ?
Vulves est belle ! J'aime sa couverture, ses couleurs, sa texture. C'est un livre doux et chaud, souple et vivant. En le regardant je suis fière de notre travail collectif. L'objet circule et je me sens parfois étrangère à son existence, troublée par son indépendance dans les mains des autres. Je devrais peut-être en parler allongée sur un sofa, à quelqu'un-e qui me répondrait par onomatopée. Oui, il faut que je coupe le cordon créatif. À l'intérieur de Vulves, c'est une autre histoire. Aujourd'hui, j'arrive à relire des extraits, ce qui n'était pas le cas les premiers mois. Je vois les failles dans les pages et à chaque lecture j'aimerais faire bouger des lignes. Mais c'est ainsi, c'est figé et c'est tant mieux. Voilà l'avantage d'un cadre et d'une date butoir : un jour il faut poser le stylo et accepter que c'est fini. Se dire qu'on a fait au mieux en sachant que ce mieux paraitra ensuite inachevé. Même si j'aimerais retravailler, encore, recueillir davantage de témoignages, pousser certains chapitres, reprendre un mot qui s'échappe ici et chasser là une répétition… j'essaie de porter mon regard sur ce qui vit et l'instant me réjouit. Accepter l'imperfection rassure, comme une moindre pression quant à la suite de l'écriture. Récemment mon père m'a lancé : "Alors le second, c'est pour quand ?" Freud, au secours.
Raconte-nous un peu l'après publication : que s'est-il passé pour Alexia Tamécylia depuis ?
Après la publication il y a eu de la joie et des rencontres - notamment à Colmar et à Saint-Denis ! Et puis des articles élogieux, de superbes vitrines de librairies, de chouettes avis de lectrices et de lecteurs, le podcast Les Colocs sur Virgin radio, l'enregistrement d'extraits de Vulves en direct sur Aligre FM...
On peut revenir sur la soirée de lancement de la maison d'édition ? J'avais mis du rouge à lèvres pour la contenance et pris le train parce que c'était loin. Madeleine Roy est venue me chercher à la gare ; elle m'a dit : "prête pour la gloire ?". Ah ma soeur, ma clairvoyante. La gloire je ne sais pas, mais le bonheur, j'étais pas prête. On l'a croqué pourtant. Il y avait tant de gens dans la librairie. On a toutes les quatre accueilli des retours très doux et des visages enjoués. Je suis repartie rayonnante de l'énergie de ces rencontres et j'ai souri sur le quai, en me brûlant les doigts avec le vin chaud que je m'étais obstinée à acheter avant le départ - va comprendre. C'était l'hiver-nuit et dans le train qui glissait vers Paris, quelque chose avait changé. Tout ce qui était jusque là des idées, des messages, des voix dans mon téléphone, des voix dans mon salon, des synchronisations d'agenda, des heures de retranscription, des paroles choyées, des mots alignés les uns aux autres, des choix et des chapitres, tout ça est soudain devenu très réel. Transformé en objet.
Je crois que ça m'a transformée aussi, ce livre. Pas une question de rouge sur les lèvres, mais une réponse quant à devenir soi. Grâce à l'édition, il y a cette reconnaissance du rôle d'écrivaine. J'ai mentalement serré la main de moi-gamine, celle qui disait : "quand je serai grande, je serai autrice".
Tu animes par ailleurs des ateliers avec ton association Langue de lutte. De quelle manière ton savoir-faire en accueil et recueil de la parole a-t-il nourri ton travail sur Vulves ? Et si jamais cela a été le cas, qu'a-t-il fallu adapter dans ta méthodologie ?
Animer ces ateliers d'écriture, ça m'a appris à faire circuler la parole et à encourager les créativités individuelles. J'essaie de laisser à chacun-e la place et le temps de s'exprimer, en construisant des espaces d'écoute bienveillante.
Pour Vulves, j'ai préparé les séances de discussion comme un atelier, avec plusieurs exercices et des consignes d'écriture créative. D'abord parce que la contrainte artistique volontaire favorise l’imagination, ensuite parce qu'écrire structure la pensée, donc avant de partager ses idées avec le groupe, un temps tourné vers soi permettait à chacun-e d'affirmer son opinion et éventuellement sa marginalité. Alors que, si après une question on lance immédiatement le débat, les discours vont finir par converger, tout le monde dira la même chose parce que personne ne voudra risquer d'être exclu-e du cercle. Pour essayer de recueillir la pensée intime rejoignant l'universel, j'ai voulu que chaque voix puisse s'élever seule avant de se confronter aux autres. J'ai aussi organisé des entretiens en tête à tête avec celles qui le souhaitaient ou quand ce n'était pas géographiquement possible de faire autrement. Contrairement aux ateliers Langue de Lutte et avec l'accord les participantes, j'ai enregistré nos échanges. Ça me permettait d'être présente, de parler avec elles plutôt que d'avoir le nez sur mon carnet. Et puis, encore plus qu'en atelier, j'ai participé aux discussions, je me suis livrée et exposée, j'ai dit des choses très personnelles. En même temps, tu peux pas demander à tout le monde de se foutre à poil et de sauter à l'eau, si toi tu restes au bord du bassin à prendre des notes en culotte.
Tu travailles également aux côtés de l'autrice de BD Emma. Cet engagement, que l'on retrouve dans ton activité d'autrice (Vulves, le documentaire Les petites gouttes) et de médiatrice avec l'association Langue de lutte, semble être ta marque de fabrique.
De quelle manière cet engagement nourrit-il ton désir d'écriture et tes éventuels projets à venir ?
Par engagement on est d'accord qu'on parle de féminisme et d'anticapitaliste ? Oh, les gros mots !
Une fois posé le filtre révolutionnaire sur tes yeux, tu développes cette nouvelle vision du monde, ce prisme contestataire (aussi appelé "on se lève et on se casse"). Ça me rend un peu mono-sujet en société, mais dans l'écriture c'est ce que je respire, ce qui m'obsède et m'inspire. Des fois j'essaie, je t'assure, de m'intéresser à d'autres choses, mais je reviens toujours à ces combats-là.
C'est ce qui me sort du lit. C'est peut-être pas le moment de faire des confidences honteuses, tu supprimeras si c'est déplacé mais sur mon téléphone qui me sert aussi de réveil, j'ai nommé l'alarme du matin "Langue de Lutte". Ça me rappelle pourquoi je me lève. Très utile en période de doutes, et ça, se battre avec le doute, la légitimité et le syndrome de l'imposteur, c'est encore un combat. J'allais écrire "un autre combat", mais en fait non, c'est le même. Mono-sujet je te dis.
Plus généralement, quel est ton positionnement sur la question de l'écriture engagée, et sa place dans la société, dans les mouvements militants, dans l'évolution du débat ? Dans son essai Mes Bien Chères Soeurs, Chloé Delaume écrit : "En France, aujourd’hui, les écrivains, c’est seulement 30 % de femmes. Le langage a toujours été une chasse gardée. Qui possède le langage possédera le pouvoir." Il me semble essentiel que les féministes se ré-approprient l'écriture, historiquement représenté par les hommes riches blancs cisgenres hétérosexuels. Mais en tant que groupe dominé, c'est compliqué de prendre la parole, d'occuper l'espace d'expression. Quand pendant toute une éducation on te dit "ne parle pas trop fort pas trop longtemps, ne coupe pas la parole", forcément c'est long à déconstruire, c'est un effort d'aller contre l'injonction silencieuse. Et puis, s'exposer artistiquement ça implique d'assumer la légitimité de créer. Et c'est plus facile d'y parvenir quand on est entourée de bienveillance. Dans un cercle sorore on peut s'exprimer plus librement. Contre tout système d’oppression il y a cette nécessité de créer des espaces permettant la libération de la parole, de se retrouver autour d'une expérience commune. Dans l'écriture engagée, l'expérience commune c'est produire un texte pour revendiquer ses droits - et entre deux paragraphes, abolir le patriarcat. Parfois on me demande : c'est quoi l'écriture féministe ? Je veux émasculer personne, quoi que, mais c'est souvent des mecs qui me posent cette question. Misandrie à part, dans l'écriture féministe, il y a les inspirations qu'on choisit : en atelier je vais lire des textes d'auteur-ices engagées, je vais volontairement ignorer des livres d'hommes pour laisser la place aux autres. Personne ne va renoncer à ses privilèges, s'écarter de sa propre vie pour qu'un-e autre profite de son job, de son appartement. Les féministes doivent prendre la place qu'on ne leur laisse pas.
Un lien militant se tisse à travers l'écriture. Certaines personnes le font pour l'enjeu politique, d'autres pour l'art et on se retrouve aux croisements de ces chemins-là. Pour certain-es féministes qui écrivent, c'est avant tout un moyen de s'exprimer, de poser des mots sur les injustices qu'elles subissent et les luttes qui les traversent. D'abord seul-e face à sa feuille on peut tout lâcher, sortir de soi et ensuite le partage permet de se sentir soutenue, en tout cas écouté-e. Et pas seule. Il y a aussi les plumes artistiques et sorores, les Virginia Woolf qui font "usage de l'écriture comme d'un art et non plus comme d'un moyen pour s'exprimer elles-mêmes." Dans tous les cas l'écriture féministe permet de se rassembler et de faire avancer des prises de conscience, tout en contribuant au développement du matrimoine littéraire et créatif.
Lorsque tu as commencé à circonscrire les contours du projet qui devait mener à Vulves, tu avais une demi-douzaine de sujets en tête. Est-ce que de nouvelles envies se sont fait sentir ? Est-ce que de nouveaux chantiers ont été ouverts ?
Puisque tu parle de circonscrire, j'aimerais écrire "Pénis".
Non. Allez ! Non.
Ma tête est toujours autant en chantier. Si c'est possible de se regrouper cet été, j'aimerais animer une résidence d'écriture sur la pornographie féministe. Je voudrais aussi écrire avec les femmes de la rue. Et avec des autrices engagées sur les questions féministes.
Quel est le dernier livre qui t'a durablement marquée (le premier auquel tu penses) ? Pourquoi et, de quoi parle-t-il ?
Le premier auquel je pense c'est King Kong Theorie, l'essai de V. Despentes. Elle y parle de sexualité, de prostitution, de viol, de porno. C'est ma bible féministe.
Le dernier livre que j'ai lu et qui m'a marqué c'est Nino dans la Nuit de Capucine et Simon Johannin. Ça parle de jeunesse, de fête et de marginalité. Je l'ai ouvert un soir à minuit et j'ai tout mangé d'un coup. Je ne l'ai posé qu'une fois terminé, à huit du matin. Ça ne m'était pas arrivé depuis… mes premiers Despentes !
Propos recueillis par courriel en avril 2020.
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